24 juillet 2022
Que dire sur l’exposition Rosa Bonheur au musée des Beaux-Arts de Bordeaux ?
J’y suis allée avec des appréhensions, ayant déjà lu la présentation de l’exposition sur le site du musée (j’en parle dans le podcast « Raconter le patrimoine et les minorités queer/LGBTI »). L’exposition se veut être une rétrospective, un événement “majeur sur le plan national et international” (cf le site du musée des Beaux-Arts de Bordeaux (MUSBA)). La présentation du site indique au public que Rosa Bonheur s’entourait de femmes, dont “son amie de toujours Nathalie Micas, qui vécut à ses côtés plus de quarante ans, et de sa ‘soeur de pinceau’, la peintre états-unienne Anna Klumpke, avec qui elle partagea les dernières années de sa vie”. Devons-nous lire entre les lignes ? Le texte est-il volontairement vague ou volontairement invisibilisant ?
Rosa Bonheur, Pattes de félins ©Mhkzo
Soyons réalistes en disant que Rosa Bonheur n’est pas l’une des artistes les plus connues du public. C’est d’ailleurs pour cela que cette exposition est importante et attendue. Le traditionnel cartel d’accueil décrit l’artiste comme une “femme libre”, une “icône du féminisme”, “devenue une égérie du mouvement LGBTQI+”. Logiquement, le public est en droit de se demander pourquoi elle serait une égérie LGBTQI+, mais les phrases suivantes évoquent son attachement à la cause animale. Elle met en effet en valeur les animaux comme étant des sujets légitimes de peinture en (très) grands formats. Elle parle aussi de son inquiétude par rapport a la disparition des bisons (mais je ne suis pas spécialiste de cette partie). Nous n’avons aucune information supplémentaire, pas d’éclairage sur son identité, comme si n’importe qui devient une figure tutélaire du milieu LGBTI+. À ce propos, le site du MUSBA explique que le travail de Bonheur « résonne encore aujourd’hui”, notamment pour la place des femmes dans l’art et la société, la cause animale et l’écoféminisme. Si la question LGBTI+ est verbalisée dans l’introduction de l’exposition, elle est complètement évacuée du site.
Rosa Bonheur, Labourage nivernais, 1849 ©Mhkzo
La chronologie jouxtant la présentation précise :
“1836 Rosa Bonheur rencontre Nathalie Micas”.
L’information est succincte, mais peut-être aurait-il été pertinent d’expliquer qui est Micas, son importance dans la vie de Bonheur (ex : Rosa Bonheur rencontre Nathalie Micas, sa future compagne). Un peu plus tard nous avons la même sémantique pour Anna Klumpke (“Rosa Bonheur fait la connaissance d’Anna Klumpke”). Il est triste de constater à quel point l’importance de ces deux femmes dans la vie de l’artiste est invisibilisée, elles passent pour être de simples connaissances.
Note : En ce qui concerne le parcours, un peu flou, nous avons visité le rez-de-chaussée, puis le sous-sol et enfin le 1er étage.
Dans la partie “Le rêve de l’Ouest”, le cartel revient sur la destination de Bonheur en précisant « C’était également le pays d’Anna Klumpke”… dommage qu’on ne sache pas clairement ce qu’elle représente pour l’artiste. À l’étage règne une scénographie surprenante dans laquelle les espaces sont délimités par de lourds rideaux rouges sans que cela trouve une résonance dans l’œuvre de l’artiste. Dans le coin sur Nathalie Micas on lit en-fin :
“Nathalie Jeanne Micas (1824-1889) est l’amie, la compagne, ‘l’étoile polaire’ sans laquelle Rosa Bonheur n’aurait pas pu mener sa carrière hors norme”.
Le cartel précise qu’elles vivent à trois – avec la mère de Micas – pour vivre de façon “autonome” face à une société patriarcale. Apparemment leur relation sentimentale n’y est pour rien : nous retombons dans le classico “colocataires”. Une citation de Bonheur est notée en exergue :
“Depuis la mort de Mme Micas et de sa fille, je ne connais plus de parents : des deux femmes constituaient ma véritable famille”.
tmtc
L’espace dédié à Anna Klumpke la décrit comme une “digne sœur du pinceau”… Le cartel note que Rosa Bonheur a fait de Klumpke sa légataire universelle, comme un heureux hasard pour la jeune artiste ? Pas d’information. La dernière phrase vaut le détour : “Anna Klumpke est inhumée au cimetière du Père Lachaise, dans le caveau de la famille Micas, aux côtés de Rosa Bonheur et Nathalie Micas”.
Quelle belle sororité, quelle belle amitié…
Vues de l’exposition ©Mhkzo
Lors de notre visite, nous avons croisé la visite guidée. J’aurais préféré l’éviter pour ma tension. La guide faisait la médiation de l’espace Nathalie Micas en évoquant une relation “ambiguë”. En ce qui concerne Anna Klumpke, elle serait surtout la jeune artiste qui voulait faire le portrait de Rosa Bonheur. La professionnelle précise heureusement que cette dernière annule régulièrement les séances de pose pour – explicitement – passer plus de temps avec Klumpke. Elle relate ensuite l’invitation à vivre dans la maison de Bonheur sans plus d’explications.
L’exposition tient à présenter Rosa Bonheur comme une femme libre et émancipée, un cartel indique qu’elle porte d’ailleurs les cheveux courts et le pantalon : il aurait été pertinent d’indiquer que c’était alors interdit. Nathalie Micas et Rosa Bonheur ont eu une autorisation au travestissement qui légalise leur port du pantalon. C’est une de ces précisions qui aident grandement le public à comprendre l’intérêt de ces faits, présentés ici comme une anecdote. Porter le pantalon à cette époque est un signe fort de liberté, de volonté de sortir du système patriarcal et de sa domination via le vêtement. Ce dernier, lorsqu’il est destiné aux femmes, est contraignant, lourd, serré, sexualisant. Le pantalon permet de se mouvoir comme bon nous semble, c’est un symbole de pouvoir et impossible alors de le sexualiser. Rosa Bonheur et Nathalie Micas s’échappent ainsi du regard hétérosexuel. Rosa Bonheur est un symbole LGBTI+ en ce qu’elle visibilise les femmes, oui mais pas n’importe quelles femmes : les lesbiennes.
Rosa Bonheur et Nathalie Micas, Le Marché aux chevaux, 1855 ©Mhkzo
Ce mot paraît interdit durant cette exposition, jusqu’au catalogue qui lui refuse son identité. Micas et Bonheur sont décrites comme des amies, et leur “compagnonnage va alimenter l’idée d’une artiste homosexuelle”. Il est évoqué de récentes recherches ayant conclu plutôt à une volonté d’émancipation : quelles recherches ? Quid des études queers sur Bonheur ? Quid du travail sur son testament par Suzette Robichon ? Plus tard nous lisons que son homosexualité n’aurait de toute manière aucun retentissement dans son œuvre au vu de l’absence de nu… que dire ? L’éloignement géographique et artistique des hommes est peut-être déjà un signe pertinent il me semble. On lit d’ailleurs que le père de Nathalie a “consacre l’union” des deux, de même, Bonheur a correspondu avec la mère de Klumpke pour que celle-ci soit en accord avec cette cohabitation. C’est beaucoup d’attention pour une simple colocation et collaboration artistique. Le dossier pédagogique a pour vocation de donner des informations complémentaires pouvant être utilisées pour des visites scolaires notamment. Celui du MUSBA pour l’exposition Rosa Bonheur n’utilise à aucun moment le terme « lesbienne ». Sur chaque support de l’exposition pseudo-historique, son identité de femme lesbienne est soit niée soit invisibilisée. Nous faisons face à un mensonge par omission qui met en péril notre confiance envers chaque donnée avancée dans les textes.
Ce que je conclus de cette exposition et des discussions que j’ai pu avoir sur cette dernière et sur ce sujet de façon plus générale avec mes collègues et ami·es (Eva Belgherbi, Abel Delattre, Ennio Grazioli) est qu’il sera toujours nécessaire que les femmes se justifient de chacun de leurs gestes, de chacun de leurs mots et de chacun de leur choix. Jamais nous ne serons libres de simplement vivre notre vie car on nous niera toujours nos identités. Nous sommes systématiquement soumises à verbaliser nos vies, et surtout à ne pas changer de ligne. Jamais ces règles ne sont appliquées aux hommes. On ne nie pas l’hétérosexualité des artistes hommes, pourtant l’ont-il précise ? Non. Pourquoi l’homosexualité devrait l’être ? Parce qu’elle n’est pas votre “norme” ? Parce que vous refusez de nous penser en tant que lesbienne ? Parce que vous ne voulez pas réfléchir à comment les identités marginalisées influencent nos choix ? Vous nous marginalisez et vous vous étonnez qu’on ne vous parle pas de nos vies ?
Pourquoi Rosa Bonheur aurait eu besoin d’indiquer à l’écrit qu’elle aimait les femmes ? Pour qui ?
Pour vous ?
Vous préférez la voir comme “asexuelle” que comme lesbienne. Elle est qualifiée ainsi par la propriétaire actuelle de sa maison. Il n’y a ici aucune attaque contre les personnes asexuelles, mais on ne peut utiliser une identité pour en cacher une autre. Ce mot, cette identité vous gêne à ce point ?
J’ai également appris que les organisatrices avaient rencontré le Girofard, association LGBTI+ de Bordeaux, n’ayant aucun doute sur la position de ses membres présent·es, nous sommes en droit de nous demander si cette entrevue est un argument pour se défendre puisque je n’en vois aucune retombée. Pourquoi faire perdre son temps perdre aux militant·es si c’est pour mettre un tel voile sur son lesbianisme ?
Une fois encore : dites-nous pourquoi vous fermez le placard à double tour ?