La saison 9 de RuPaul’s Drag Race commence avec l’épisode intitulé « Oh. My. Gaga ! » avec la présence de Lady Gaga. Les 13 candidates vont présenter deux tenues sur le podium dans le cadre d’un prétendu concours « Miss Charisma, Uniqueness, Nerve and Talent ». La première création est censée représenter leur ville d’origine, élément dont on connaît l’importance dans la scène drag, et la seconde une adaptation d’un look de Lady Gaga.
La drag queen qui nous intéresse ici est Sasha Velour – dans la vie civile Alexander Hedges Steinberg – artiste et directeur artistique. Avant de se consacrer à sa carrière de drag queen, Alexander Steinberg a été employé au musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, stagiaire à l’opéra Staatsoper Unter den Linden de Berlin, il a fait parti du programme Fullbright à Moscou et entreprend, dans ce cadre, un projet sur le rôle des différentes formes d’art dans la société contemporaine russe. Il a un diplôme de l’université de l’Illinois, un autre du Vassar College et un dernier aux Beaux-Arts. On comprend mieux les remarques sur ses tendances à « trop intellectualiser » ses tenues : Sasha Velour étudie et travaille à la fois l’histoire de l’art et la pratique artistique ce qui lui permet d’avoir un regard distancié sur ses créations.

Sasha Velour, Tenue New York
Pour le premier défilé, Sasha Velour doit présenter une tenue incarnant la ville de New York, puisqu’elle vient du quartier de Brooklyn. Quand des queens choisissent de représenter la statue de la liberté, Sasha Velour tranche en ré-interprétant l’histoire (de l’art) de New York. Elle arrive sur le runway avec une tenue haute en couleurs et chargée en références. Elle porte une veste multicolore très échancrée qui laisse voir son torse, un dessous en dentelle rose, une cape en tissu fluide orange et rose ainsi que des bottes hautes reprenant les motifs de la veste. Elle ajoute à sa tenue trois accessoires : une couronne haute et jaune, un cœur radiant rouge et un tableau portrait. Le détail important de son personnage drag, annoncé dès ce premier défi, est son absence de perruque. Elle se rase la tête en hommage à sa mère, qui a perdu ses cheveux lors d’une chimiothérapie avant de décéder des suites de son cancer. Elle considère, à ce propos, que c’est la chose la plus importante qu’elle ait faite dans sa vie.

Jean-Michel Basquiat, In This Case, 1987
Sa veste ajustée peut nous rappeler certaines créations signées Christian Lacroix à la fin des années 1980. Ses motifs très présents paraissent presque illisibles, en nous rapprochant nous pouvons y voir des références aux peintures de Jean-Michel Basquiat (1960-1988), notamment In This Case de 1987 (à rapprocher du pan avant gauche de sa veste, on reconnaît particulièrement la bouche). Intégrer un tableau à une tenue n’est pas un élément nouveau dans la haute-couture puisque cela a été lancé par le créateur Jean-Charles de Castelbajac en 1982 avec ses différentes « robes tableaux » dont nous présentons trois exemples, des ré-interprétations de Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol et Keith Haring. Le styliste se place à l’avant-garde la mode avec des collaborations avec Annette Messager, Loulou Picasso, Cindy Sherman ou encore Robert Mapplethorpe. Il rencontre Basquiat et Haring qui lui inspirent ses robes graffiti. Il crée des collections très pop art, colorées et structurées, ce qu’on peut retrouver dans la tenue de Sasha Velour.

Jean-Michel Basquiat, Crown, 1983
Elle a fait le choix, contesté par les juges, de présenter 3 accessoires : la couronne, le cœur et le portrait. À son arrivée dans l’atelier de RuPaul’s Drag Race elle portait aussi une couronne, mais noire, on peut donc poser cet élément-là comme récurrent. Cela ne nous empêche pas d’y voir une autre référence à Jean-Michel Basquiat, peintre noir américain, décédé d’une overdose à 27 ans. Artiste underground, il fait figure d’avant-gardiste avec une approche brutale de la figuration et du traitement de l’image. Il accède très rapidement à une grande renommée et marque profondément l’histoire de l’art new-yorkaise. Basquiat utilisait régulièrement le motif de la couronne comme une sorte de signature, d’éléments visuels récurrents faisant partie de sa griffe. En effet, Basquiat commence l’art avec le graffiti dans la rue et a donc besoin d’un motif simple et rapide. Cette couronne reste énigmatique quant à sa signification pour l’artiste, certain·es y voient un signe d’un ego important, d’autres celui de la nécessité de célébrer des personnages importants pour Basquiat. En tout cas cela reste un élément iconographique très lié à Basquiat, et, dans la scène drag queen, lié à Sasha Velour.
Dans la même génération d’artistes, Velour fait aussi allusion à Keith Haring avec la reproduction de son cœur radiant. Haring, peintre décédé à 31 ans des suites du sida [+]. On remarque sur Sasha Velour une seconde référence à Keith Haring : la boucle d’oreille en bébé qu’elle porte à son oreille gauche. C’est d’ailleurs pour ce motif-là que Haring est principalement connu. Lui aussi commence par l’art de rue, et ne cesse d’y revenir, revendiquant un art pour tous, il milite à la fois pour une démocratisation de l’art et pour les droits des personnes LGBT, séropositives, et contre le racisme et les guerres. Le motif du cœur radiant peut aussi nous faire penser à une iconographie christique évoquant les cœurs / esprits purs et les martyrs. Est-ce trop « intellectualiser » que de dire que Keith Haring incarne la figure du martyr de la communauté homosexuelle en tant qu’homme gay étant décédé du sida ?

Andy Warhol, Marilyn in orange, 1964
Haring était un proche de Basquiat, il a d’ailleurs été très affecté par son décès et lui a dédié une œuvre : A Pile of Crowns, for Jean-Michel Basquiat. Dans ce groupe d’artistes nous retrouvons le plus connus d’entre eux : Andy Warhol. Pape du pop art et figure iconique de New York, il trônait sur la jeune génération d’artistes. On retrouve sa trace sur le portrait que tient Sasha Velour. Elle reprend sa technique de sérigraphies aux couleurs fortes et contrastées. Il semble impossible de supprimer le portrait, comme a pu le suggérer les jurys, car Warhol est tout de même un élément fondateur de la culture artistique de New York. De plus il a travaillé avec des drag queens et a lui-même été travesti pour la série de photographies Self portrait as drag [+].
Il est difficile de penser que Sasha Velour ait choisi ces références au hasard : Jean-Michel Basquiat, Keith Haring et Andy Warhol sont des artistes issus des minorités de race et/ou d’orientation sexuelle, les deux premiers s’attachent à un art de rue jugée populaire, et le dernier reprend des objets du quotidien sur des sérigraphies. La question de l’art pour tou·tes, populaire et accessible est un intérêt constant chez Sasha Velour.
Avec cette tenue Sasha Velour pose les bases de son drag dès le premier challenge : intellectuel, référencé, avant-garde et post-genre. Elle intime le public a renouveler sa vision du drag. Son approche capillaire peut nous rappeler la saison 1 de RuPaul’s Drag Race avec Nina Flowers, queen latina post-genre arrivée seconde de la compétition et élue Miss Congeniality, elle aussi ne portait pas de perruques recouvrant la totalité de son crâne chauve de façon systématique. Sasha Velour réussit à hisser le post-genre tout en haut de la compétition RPDR, avec une approche très avant-garde de la mode et une connaissance de l’histoire queer et drag très importante. C’est un élément important pour cette queen qui ne cessera de porter des tenues lourdes de sens et porteuses de messages forts. Nous verrons d’autres exemples dans de prochains articles.