Très belle de corps et jouait de la musique et chantait mieux que toutes les femmes de sa cité

Properzia de’Rossi – Amazone aux prises d’Hercule
C’est par ces mots qu’un des premiers historiens de l’art, Giorgio Vasari (1511-1574), décrit l’artiste femme Properzia de’Rossi. Vasari rédige un livre considérable constitué de biographies d’artistes qui lui étaient contemporains ; un petit nombre d’entre elles concernent des artistes femmes et il utilise un vocabulaire tout à fait éloigné de leur pratique artistique pour en parler. Cet exemple paraît ancien, on peut penser qu’aujourd’hui les historiens de l’art traitent de façon plus objective et égalitaire les artistes hommes et femmes. Mais lorsqu’on commence l’histoire de l’art à l’université, les professeur.e.s nous demandent (trop) souvent de lire Histoire de l’art de Gombrich. Cet auteur explore l’art de la préhistoire au début de l’époque contemporaine, et pense être exhaustif quant aux faits et aux artistes de référence. Son livre est énorme, un véritable pavé. Nous retiendrons qu’il ne cite aucune femme artiste. Pour en apprendre plus sur les artistes femmes il faudra attendre certain·e·s professeur·e·s qui feront cet « effort », puisque cela n’est pas (encore) naturel dans le professorat d’histoire de l’art. Une question résonne : Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ?
Et ce n’est pas moi qui la pose, mais Linda Nochlin, professeur d’histoire de l’art aux Beaux Arts de New York. Cette phrase est le titre de son essai le plus connu, elle critique alors la littérature d’histoire de l’art, les choix muséographiques et les écoles d’art. En janvier 1971, date de publication de cet essai, les études sur les artistes femmes sont très rares. Elle questionne le mythe de l’artiste génie, implicitement masculin. Les détracteurs de Nochlin aiment rétorquer que les femmes n’ont pas marqué l’histoire de l’art comme les hommes, sûrement à cause de leur niveau technique trop bas, leur manque d’innovation et leur absence de talent. Il existe deux raisons à cela : la misogynie des institutions et la misogynies de ceux qui écrivent l’histoire (de l’art). Pour comprendre cela, il nous faut faire un rapide tour de la place des femmes dans le milieu artistique.
Les femmes dans le milieu artistique
La présence des femmes dans le milieu artistique n’est pas récente, en effet des études ont prouvé leur rôle prépondérante dans la production artisanale / artistique au Néolithique et au Paléolithique. Durant l’Antiquité occidentale leur production est relatée – de façon rapide – par Pline l’Ancien dans Histoire Naturelle où il cite quelques noms comme Irène Aristarété ou Timarété. Elles restent dans l’ombre jusqu’à la Renaissance qui marque une première rupture dans le système. Elles développent notamment l’autoportrait pour affirmer leur légitimité, comme nous avons pu le voir dans un article précédent.
Nous retiendrons que lorsque les institutions s’ouvrent aux femmes c’est qu’elles sont en dépérissement. Pour exemple, le prix de Rome devient mixte en 1903, lorsqu’il a perdu toute importance pour les artistes. Si elles peuvent y concourir, ou rentrer à l’Académie c’est uniquement car le cursus n’est plus un élément de fierté et d’élite chez les artistes hommes. Ce qui avait été un sujet d’orgueil devient une moquerie, le terme d’académisme est péjoratif et désigne des œuvres respectant les règles du Beau d’une autre époque, trop consensuelles et vieillissantes.
La misogynie des institutions
Pendant longtemps personne ne collectait les informations sur les femmes artistes, nous ne disposons pas, ou rarement, d’archives sur les femmes artistes avant le XXe siècle. Cela ralentit considérablement le travail des chercheur·euse·s.
Le travail de peintre s’est longtemps pratiqué en atelier, puisqu’il n’existait pas d’école avant la création de l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1648 par Louis XIV. Les ateliers sont dirigés par des hommes : le premier tenu par une femme dont nous ayons une trace se situe à la fin du XIXe siècle. Les atelier s’organisent autour d’un peintre professionnel, reconnu, et un groupe d’apprentis. Les productions de l’atelier sont dessinées et signées par le maître, mais cela ne signifie en aucun cas qu’ils en soient les seuls auteurs. Si des femmes sont présentes dans ces ateliers c’est généralement parce qu’ils sont tenus par leur père, leur frère ou leur mari. Généralement cette relation de dépendance est vécue de deux manières opposées par l’artiste-femme : collaboration ou conflit. Pour le premier cas nous pouvons citer Marietta Robusti, et pour le deuxième Elisabetta Sirani. Même si pour Robusti, une partie de ses œuvres sont attribuées et non pas signées, il est donc possible que nous ignorons une partie de sa production du fait de cette collaboration. Les artistes-femmes ont largement utilisé l’autoportrait pour se légitimer dans un milieu masculin et aussi car ce sont des tableaux que les artistes hommes de leur entourage ne peuvent pas se réapproprier. Ils restent donc des preuves de leurs compétences, mais aussi de leur touche, ce qui permet à posteriori des ré-attributions d’œuvres, initialement signées par des hommes.
Les autoportraits réalisés par des artistes hommes les représentent souvent dans un cadre familial. Il est valorisant pour eux d’être accompagné de leur femme et de leurs enfants. Pour les artistes femmes c’est autre chose : le risque est d’être vue seulement comme une épouse, une mère et non pas une artiste. Il existe une contradiction : l’artiste femme recherche des représentations respectables mais ne peut pas représenter le mariage pourtant comble de la convenance. La figure de l’époux, mais aussi du père est dans la majorité des cas absente des autoportraits réalisés par des artistes femmes. La seule présence d’une figure masculine renverserait le rôle de pouvoir, il prendrait la première place du tableau qui normalement revient à l’artiste.
Le traitement des artistes femmes dans l’histoire de l’art paraît souvent être source de controverses, cette différenciation entre artistes hommes et artistes femmes est une des conséquences du système patriarcal et de la place qu’il assigne aux femmes. Cette méfiance vis-à-vis des artistes femmes se retrouve dans le traitement des œuvres qui bousculent la lecture des identités de genre. En effet, la vision binaire des identités de genre est un des piliers du patriarcat, ce qui justifie tout le système de domination homme/ femme. Alors comment traiter des œuvres qui viennent chambouler la binarité des genres ?
Travestissement, hypothèse trans vs misogynie et queerphobie
Lors de mes recherches sur les artistes qui se sont travesti·es au cours du XXe siècle, j’ai souvent lu les mêmes explications à ce jeu des genres : l’homosexualité. Prenons l’exemple de Claude Cahun, assigné·e femme à la naissance iel prend ce nom mixte à son adolescence. À cette même période iel rencontre Suzanne Malherbes, aussi connu·e sous son pseudo Marcel Moore. Iels entrent dans une relation sentimentale mais aussi une collaboration artistique. Cahun ne travaille plus qu’avec ce nom, et adopte de façon quotidienne une allure dite masculine (crâne rasé, pantalon). Dans l’ouvrage d’Omar Calabrese, L’Art de l’autoportrait paru en 2006, l’auteur consacre un chapitre aux artistes femmes (quelle chance!). A la toute fin de celui-ci, un passage est rédigé sur « la question de l’ambiguïté sexuelle ». Pour lui, les artistes femmes ayant jouer des expressions de genre masculines ont donc :
pris le parti de manifester leur tendance, réelle ou imaginaire, à l’homosexualité
Beaucoup de choses ressortent de cette phrase : un mélange entre les notions d’identité de genre et d’orientation sexuelle, mais aussi une position tout à fait étrange sur l’homosexualité avec ce terme de « tendance ». Omar Calabrese, comme d’autres auteurs, adopte un point de vue cishétéronormatif en jugeant que dans un couple lesbien il doit y avoir une figure masculine, de ce fait, il écarte l’hypothèse trans. Ces positions ont aussi pour conséquence de dépolitiser l’action artistique de Claude Cahun, qui va consciemment troubler le système patriarcal avec ses auto-représentations. Les productions féministes et queer sont vidées de leur sens sous la plume des historiens de l’art.
La pratique actuelle
Plusieurs historiennes de l’art et commissaires d’exposition prennent position pour visibiliser les femmes dans les ouvrages et les expositions. Malgré tout, Mara Reilly déclare :
Plus on examine de près les statistiques du monde de l’art, plus il apparaît de manière manifeste que, en dépit de décennies d’activisme et de théorisations postcoloniales, féministes, antiracistes et queers, la majorité continue à être définie comme blanche, Euro-Américaine, hétérosexuelle, privilégiée et, par-dessus tout, masculine. Le sexisme est encore intriqué de manière tellement insidieuse dans le tissu institutionnel, le langage et la logique de l’art dominant, que l’on ne le repère même pas la plupart du temps.
Nous pouvons citer l’exemple de l’exposition « Dyonisiac » au Centre Pompidou en 2005. La commissaire d’exposition, Christine Macel, voulait développer la notion de flux créateur par le biais d’une lecture de Nietzsche. C’était une vitrine de l’art actuel, avec une dizaine d’artistes internationaux. L’exposition montrait plus un état du marché de l’art que véritablement l’art actuel, et aucune femme artiste n’était présente (à lire sur le sujet : Géraldine Gourbe, Art et féminisme, un no man’s land français?).
Si nous prenons quelques statistiques (entre 2006 et 2009) :
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84 % des théâtres cofinancés par l’État sont dirigés par des hommes
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89 % des institutions musicales sont dirigées par des hommes
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97 % des musique que nous entendons dans ces institutions ont été composées par des hommes
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78 % des spectacles que nous voyons ont été mis en scène par des hommes
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86 % des établissements d’enseignement artistiques sont dirigés par des hommes
Contre cette omniprésence des hommes, des artistes se sont regroupées pour utiliser les statistiques comme arme. Nous parlons ici des Guerilla Girls : un groupe d’artistes féministes fondé à New York en 1985. L’élément déclencheur de cette organisation a été l’exposition « An International Survey of Painting and Sculpture » organisée au Metropolitan Musieum of Art de New York. Sur 169 artistes présenté.es, seulement 13 étaient des femmes. Les Guerrilla Girls créent et diffusent des affiches afin de promouvoir la place des femmes et des personnes racisées dans le milieu artistique.
Relecture
Outre les artistes, les historiennes de l’art opèrent un travail de fond en ré-analysant les données sur les artistes femmes. Notamment Marry Garrard qui a travaillé sur l’artiste Artemisa Gentilleschi. Cette peintresse est notamment connu pour un tableau représentant Judith et Holopherne jugé très violent, histoire biblique où on retrouve Judith qui décapite Holopherne afin de sauver son peuple. Après une analyse fine des autoportraits de Gentileschi, et de son histoire, Marry Garrard en est arrivé à la conclusion que son tableau représentait en réalité un acte de vengeance : elle prend les traits de Judith et Holopherne représente, par transfert, son violeur. La violence de la peinture trouve donc son explication dans l’implication émotionnelle de l’artiste dans la réalisation technique. Le regard déterminé de Judith, qui diffère des représentations de l’époque où l’on trouve une Judith hésitante ou dégoûtée, devient alors logique.
Les historiens de l’art, par leur vision cishétéronormative, nous ont tenu à l’écart d’une grande partie des créations artistiques. Ils ont aussi participé à l’oubli des artistes femmes et queers. Les recherches visant à (re)découvrir des artistes femmes et queers se multiplient et nous permettent une nouvelle analyse des époques anciennes. Ce travail est toujours en cours et de taille considérable. Mais si un travail sur le passé est nécessaire, une visibilité des artistes actuel.le.s devient obligatoire. C’est en ce sens que vont plusieurs commissaires d’exposition en rendant obligatoire la présence d’artistes femmes et/ou racisé.es dans leur exposition. L’obligation peut sembler dure mais les expositions qui ne présentent que des artistes hommes sont toujours les cas les plus fréquents. Le devoir de ré-écriture de l’histoire de l’art, comme celle des autres domaines, reste une tâche importante pour de pas continuer à pousser dans l’oubli les artistes qui ne correspondent pas au prototype de l’artiste-génie masculin cishétérosexuel et blanc.