Le rite et le sacré chez Michel Journiac : entre réinterprétation et blasphème

Dans le milieu de l’art français du XXe siècle un des artistes ayant le plus joué sur les attributs et les représentations religieuses s’appelle Michel Journiac. Cet artiste est l’un des pères du body art, c’est-à-dire une pratique artistique prenant pour matériau, support et sujet le corps, généralement celui de l’artiste. Journiac s’est imposé comme une figure tutélaire dans la mise en scène du corps, dont il reste des photographies. Pour certaines performances il ne reste que très peu de traces car elles se voulaient éphémères : une fois de plus nous voyons qu’en art contemporain ce n’est pas forcément ce qui reste qui fait œuvre. Si la démarche l’emporte sur le résultat, comment Michel Journiac se joue-t-il du sacré ? Pour voir des éléments de réponses nous articulerons notre propos en trois temps : l’interdit du travestissement, la famille et l’inceste et enfin la messe et la transsubstantiation.

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L’interdit du travestissement

« Une femme ne portera pas un costume masculin, et un homme ne mettra pas un vêtement de femme ; quiconque agit ainsi est en abomination à Yahvé ton Dieu »

L’interdit chrétien du travestissement de genre est très fort, chacun doit respecter son assignation reçue à la naissance et ne pas remettre en cause cette dernière. Si la religion chrétienne fonctionne dans un système de binarité des genres et surtout si elle ne permet que des identités cisgenres, ce n’est pas le cas de toutes les religions. Plusieurs systèmes de croyances asiatiques arborent des divinités agenrées, androgynes ou ayant des caractéristiques anatomiques liés au genre masculin et féminin. Dans le mythe créateur des Inuits on retrouve deux hommes, dont l’un rend enceint le second, pour les Iroquois une femme seule donne naissance à une fille et pour le peuple dogon au Mali leur dieu unique Amma a, avec sa femme, donné naissance à deux jumeaux qui sont à la fois mâles et femelles.

Michel Journiac s’attaque à cet interdit chrétien dans sa série Piège pour un travesti (1972). Il demande à son modèle Jean-Paul Casanova d’interpréter trois femmes (Rita Hayworth, Greta Garbo, Arletty). Il est d’abord représenté habillé en homme, puis nu et enfin dans son personnage féminin. Journiac utilise ici le support du triptyque, régulièrement utilisé dans les représentations religieuses.

« Aujourd’hui, Piège pour un travesti est le constat de l’ambiguïté, ce passage de l’homme à la femme par la médiation du vêtement, est à la fois parodique et approche d’un certain sacré, qui n’est peu-être que l’altérité »

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Dans une série intitulée 24 heures de la vie d’une femme ordinaire (1974) c’est l’artiste lui-même qui se travestit pour incarner une femme de son époque, dédiant sa vie à la tenue de son foyer, à son travail et à son mari. Cette série s’inscrit en fait dans l’actualité sociale et politique puisque Journiac vit à la même époque que de grandes luttes féministes, notamment pour libérer la femme de l’emprise de son époux, du mariage et du foyer. Journiac proteste contre un magazine féminin qui a dédié tout un dossier au quotidien d’une femme dite respectable, ce qui était en contradiction avec les avancées proposées par les féministes. Avec cette série il interroge aussi ce qu’est être une femme, objet de désir, travailleuse silencieuse, maîtresse du foyer ? Par ses images il demande aussi à notre propre génération : est-ce que le quotidien des femmes a vraiment changé ? Il reprend la même perruque pour la série 24 heures de la vie d’une femme ordinaire – Phantasmes (1974) où il personnifie des archétypes de la femme comme La Putain, La Mariée, Les Lesbiennes, et même Le Viol.

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L’inceste

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Dans sa série Hommage à Freud, Constat critique d’une mythologie travestie (1972) Journiac est accompagné de ses parents, et une fois de plus il se travesti. L’œuvre présente quatre photographies suivies de légendes, sur la gauche nous voyons le père et la mère de l’artiste et sur la droite ce dernier travesti en son père et sa mère. Les légendes semblent être là pour nous indiquer l’imposture « Fils : Michel Journiac travesti en Robert Journiac » mais elles sont aussi présentes sous les photos des parents « Mère : Renée Journiac travestie en Renée Journiac ». Cette présence est intéressante car elle interroge la performativité de notre propre image et rôle : être Renée Journiac est déjà un travestissement et une performance pour elle, comme si, de toute manière, nous étions tous dans un rôle et une identité que la société nous assigne. Sous ces photographies reste aussi l’image de l’androgyne originel, puisque Michel Journiac peut être à la fois femme et homme, mère et père, il serait cet être complet.

« L’Hommage à Freud : constat critique d’une mythologie travesti était le constat d’échec du rituel magique de la psychanalyse »

Autre thème tabou qu’a illustré Michel Journiac : l’inceste. Le Dictionnaire de la langue française, plus connu sous le nom de Littré, le définit comme une « conjonction illicite entre (des personnes) qui sont parentes ou alliées au degré prohibé par les lois ». Dans une autre série qu’il crée avec ses parents, intitulée L’Inceste (1975), il reprend ses travestissements puisqu’il incarne ses parents et son propre rôle de fils à tour de rôle. Il intègre la notion de voyeurisme puisque la figure du fils regarde ses deux parents s’étreindre. Le couple de parents n’est pas forcément composé de l’image du père et de la mère d’ailleurs, il crée des couples homosexuels puisqu’il se représente avec le parent dont il endosse l’identité. Le fils a un regard interrogateur, curieux, pas tellement réprobateur ce qui renforce son rôle de voyeur.

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Michel Journiac travaille beaucoup en série car cela lui permet de détailler ses recherches, d’en donner plusieurs points de vue mais aussi de créer une narration par le biais de la photographie. Chaque image est une œuvre en soi, elle peut faire sens seule, mais elle retrouve sa véritable signification avec les autres.

La messe et la transsubstantiation

Michel Journiac ritualise plusieurs de ses œuvres, par la répétition des photographies, ou par la mise en place très spécifique d’une performance. On peut retrouve cette volonté rituelle dans Messe pour un corps, performance réalisée en 1969 à la galerie Templon. Pour rappel, Claude Rivière dans Introduction à l’anthropologie définit le rite comme :

« un ensemble d’actes répétitifs et codifiés, souvent solennels, d’ordre verbal, gestuel et postural à forte charge symbolique, fondés sur la croyance en la force agissante d’êtres ou de puissances sacrées, avec lesquels l’homme tente de communiquer, en vue d’obtenir un effet déterminé »

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La performance Messe pour un corps représente l’artiste travesti en prêtre célébrant une messe en latin. Après le discours vient le temps de la distribution de l’hostie, et donc vient ici l’idée de la transsubstantiation. Michel Journiac va donner des tranches de boudin cuisiné avec son propre sang. C’est cette dernière partie qui fera éclater le scandale. L’utilisation du sang comme medium est toujours délicat, surtout dans une époque où la pandémie du sida fait grand bruit. L’artiste considère cette cérémonie comme « l’archétype de la création » puisque l’humain se nourrit de lui-même, et le public qui mange symboliquement l’artiste. Journiac donne la recette de son boudin au public et aux commentateurs de cette performance, cela fait partie des traces, témoignages restant de cette œuvre. L’utilisation du sang est très significative, d’autres artistes du Body Art en ont fait de même, les célèbres actionnistes viennois qui poussaient la violence envers le corps jusqu’à la mort d’un de leur membre, aussi Ana Mendieta voit le sang comme un matériau purificateur. Le sang remplace la nourriture spirituelle par une nourriture corporelle, le sang représente dans l’iconographie chrétienne le martyr du Christ aussi ; tout cela crée un blasphème très grave pour les croyant.es. Il est noter ici que Michel Journiac n’approche pas la religion chrétienne de nul part, il la connaît très bien puisqu’il a été séminariste de 1956 à 1960. Pour Michèle Fellous, l’art contemporain « milite pour que l’art retrouve sa dimension rituelle première, pour que sa mise en œuvre soit un vecteur vers un sacré organique et métaphysique qui bousculeraient les idées de l’homme sur la réalité ».

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Cette œuvre fait acte dans l’histoire de l’art, Journiac utilise une fois de plus son corps, mais de manière totalement inédite puisque le travestissement et le rôle de prêtre n’est pas central, c’est bien le boudin qui est principal, et donc les résidus du corps de l’artiste. Rappelons que pour l’artiste le corps est « une viande consciente socialisée ».

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Pour conclure, Michel Journiac pense le corps comme le lieu de cristallisation des pressions sociales et donc il devient l’outil de transgression le plus approprié pour dénoncer ces dernières. C’est dans cette vue qu’il se travesti en femme ordinaire pour mieux dénoncer les diktats sociaux imposés aux femmes, à l’obéissance et la soumission qu’on exige d’elles. Il questionne aussi la toute-puissance des thèses de Freud à une époque donnée, et de la place centrale qu’il occupe dans le domaine de la psychanalyse. Dans Messe pour un corps il met en relief la suprématie de la religion chrétienne et de l’assimilation de ses valeurs et principes dans la société française. Dans Journiac Michel s’entretient avec Michel Journiac il déclare :

« J.-M. : La fonction de l’art serait-elle d’inventer ces rituels ?

M.-J. : Je le crois, mais déjà Bataille le pensait. Je ne m’intéresse pas toujours à ce que l’on entend par art, mais si c’est la manifestation du NON opposé à tout ce qui aliène, la destruction des faux alibis, une tentative presque désespérée pour trouver une issue au corps, à l’homme, je suis d’accord avec vous »

Recette du boudin

Prendre 90 cm3 de sang humain liquide (le contenu de trois seringues grand modèle), 90g de gras animal, 90g d’oignons crus, un boyau salé ramolli à l’eau froide puis épongé, 8g de sel, 5g de quatre-épices, 2g d’aromates et de sucre en poudre. Hacher la moitié du gras, couper le reste en dés et couper de même les oignons en dés et les faire blanchir cinq à six minutes à l’eau salée, les égoutter et les laisser refroidir.

Faire fondre le gras haché, ajouter les oignons et les faire cuire un quart d’heure à feu très doux, y mélanger le gras coupé en dés et laisser cuire sept à huit minutes. Retirer la casserole du feu et mêler peu à peu le sang humain à la graisse. Tourner alors le liquide sur le feu jusqu’à ce qu’il soit légèrement lié (10 à 12 minutes). Ajouter les différents ingrédients.

Nouer le boyau à un bout, introduire un entonnoir dans l’autre extrémité, remplir avec le mélange, nouer et mettre sur une grille dans une casserole en couvrant avec de l’eau chaude fortement salée. Mettre le récipient sur le feu jusqu’à ébullition et le retirer aussitôt. Lorsque le boudin est raffermi, l’égoutter, le couvrir avec un linge et le laisser refroidir. Couper le boudin en tronçons et le faire griller.

[Lectures indicatives]

Daniel Arasse, Désir sacré et profane
Pierre Bonte & Michel Izard (sous la dir), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie
Mircea Eliade, Le Sacré et le profane
Michèle Fellous, Du rite comme œuvre : l’art contemporain,  url : https://www.cairn.info/revue-medium-2006-2-page-106.htm
Marcel Mauss, Oeuvres, Tome 1. Les Fonctions sociales du sacré
Lionel Obadia, L’anthropologie des religions
Claude Rivière, Introduction à l’anthropologie

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